Le chat et le manager, épisode 2 : « confinés »

Souvenez-vous : les grèves du mois de décembre 2019 nous avaient déjà bloqués à la maison. Elles m’avaient alors fourni le prétexte d’observer mon chat et de déceler en lui certaines réalités de nos comportements managériaux. Mais un confinement en appelant un autre… Le chat de la maison est toujours bien là, et il a encore des choses à nous dire, aujourd’hui, me semble-t-il…

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Avez-vous remarqué comme les questions se reformulent à grande vitesse, ces temps-ci ? Une question qui paraissait pertinente, quelques jours plus tard est déjà dépassée. Alors, vous imaginez ce qu’il en est des réponses !

Une question qui m’agite, comme beaucoup d’autres, est de savoir s’il y aura un « après » différent, ou si, dés que possible, nous enclencherons le retour à la normale. Or cet état initial n’avait déjà plus rien de « normal » : sur-consommer, sur-produire, sur-jeter, sur-polluer, sur-concentrer les richesses, sur-peupler la planète…

Quel est le sens de rétablir à marche forcée un état tellement déséquilibré qu’il ne pouvait déjà pas perdurer ? … Et qu’il le pourra encore moins du fait même du coût des moyens nécessaires au rétablissement ? Quelle serait la pérennité de cela ? Je voyais dans un article précédent le risque que ces fameux « plans de relance », si on les mène sans discernement, se cantonnent à un double emprunt au futur : reprise voire accélération d’un modèle qui creuse le déficit des ressources naturelles pour les générations à venir, réalisé par le truchement d’un crédit faramineux qui devra être remboursé.

Ce n’est pas l’objet ici d’interroger le raisonnement de ceux qui ne voient pas débat dans l’explosion des dettes publiques. Mon chat n’y comprendrait goutte… Il me suffit de constater que ceux qui s’y résolvent, soit croient à la répétition d’une situation toute récente (refinancement perpétuel des dettes publiques à coût très faible) et cela sans dommage, soit simplement ne voient pas de choix moins mauvais. Aucun des deux ne me rassure.

Bref, cette problématique de « l’après » est déjà en train de se reformuler. Il me semble bien, en effet, que la crise sanitaire a plus de chances de se prolonger et même de s’installer, que de s’évanouir aussi vite qu’elle était apparue. Parce que les contraintes du confinement actuel se lèveront graduellement. Parce qu’il y a un vrai risque (ou chance) que les citoyens ne se ruent pas, comme on nous le répète (méthode Coué ou suggestion publicitaire), dans une sur-consommation compensatoire – mais qu’au contraire ils modifient leurs comportements (certains par sagesse écologique, d’autres par crainte de la contagion). Parce que le virus connaîtra plusieurs vagues. Parce qu’il y aura de nouveaux virus, comme les remakes d’une mauvaise série TV. Alors, ce ne sera plus une crise : il faudra vivre.

C’est là que mon chat entre en scène. Vous me direz qu’il aura pris son temps. Oui, car c’est un animal discret. Et de plus, en bon chat qu’il est, il détesterait être prévisible.

Or, justement, mon chat (être libertaire s’il en est) adore son confinement domestique. En ce moment, son couple de maîtres (dénomination parfaitement unilatérale, comme vous le savez) est là à demeure. Loin de s’en trouver oppressé, il n’y voit que des avantages. Brossage régulier, caresses disponibles à la demande, compagnonnage silencieux sur la terrasse ensoleillée, et surtout, parce qu’un maître confiné passe sa journée à grignoter, rab en tout genre et croquettes à gogo. Sans compter ce délicieux sentiment d’être admiré au moindre de ses gestes. Et, quand il a besoin de calme, il n’a aucun mal à faire respecter son isolement : car tel est son pouvoir sur nous.

Mon chat interroge directement chez moi cette alternative sensible : qu’est-ce qu’être confiné et qu’est-ce que se sentir libre ? D’où nous vient ce besoin de sur-consommer, sur-produire, sur-jeter, sur-polluer, sur-concentrer, surpeupler ?… N’est-ce pas un terrible confinement mental ? En ai-je besoin ? Est-ce là mon bien-être ?

Le chat : je trouve que tu es souvent à la maison, ces temps-ci.

Moi : oui. Cela t’ennuie ?

Le chat (regardant le bout de ses pattes) : oh, cela m’est égal. Mais, tu as l’air plutôt pas mal dans ta peau, je trouve.

Moi (surpris) : ah bon ?

Le chat : oui, bon la peau des humains est horriblement serrée, je trouve. Je ne crois pas que vous puissiez vous lécher le dos. Enfin, comment dites-vous ? Ah oui, « confinés ». Ça veut bien dire « enfermé », n’est-ce-pas ? Je te trouve plutôt moins « confiné » que d’habitude en ce moment. Tu as l’esprit plus libre… Et pourtant tu travailles autant, non ?

Je me mis à réfléchir (oui, mon chat me fatigue les neurones, et souvent). Ce qui a changé ? Il faudrait en faire la liste… C’est vrai que pour l’instant, j’ai toujours autant de travail. Que je « vidéo-conférence » beaucoup (tiens d’ailleurs, voilà une technologie utile – y en a-t-il d’autres plus accessoires ?)

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Et si c’était… que je consomme moins ? Que je perds moins de temps en envies fugitives, en déplacements les yeux fermés… Ainsi qu’en confrontations stériles ?

Le chat n’a qu’un seul défaut à mes yeux : il tue pour le plaisir de petits animaux qui ne lui ont rien fait. Quand sa sagesse marque trop de points sur moi, je lui faire remarquer ce petit vice.

Moi : tu peux faire le philosophe, mais toi aussi tu fais des choses horribles pour le plaisir. Tu vois ce que je veux dire.

Le chat : mais je n’en fais pas une hécatombe, moi ! (C’est là sa réponse habituelle). En plus, quand il est joli, pas trop abîmé, au lieu de le manger, je te le donne…

Il a regardé avec des yeux de fou une branche s’agiter derrière la fenêtre, s’est calmé, puis a tourné son regard à nouveau vers moi.

Le chat : vous êtes bien étranges. Pourquoi préférez-vous gripper votre économie plutôt que de supporter quelques millièmes de pourcentage de mortalité supplémentaire ?

Moi (satisfait de faire le professeur) : c’est statistique. Vois-tu, le taux de létalité se situant entre 1 et 3%, à défaut de traitement ou de vaccin cela ferait à terme, si 80% de la population mondiale était infectée, entre 50 et 150 millions de morts. La réalité dépendrait des vitesses relatives de la contagion et des avancées médicales. Il faut être joueur pour ne pas confiner, quand même. Or, ajoutai-je, un décideur se moque relativement d’une grande catastrophe qu’on ne peut lui imputer. Peut-être, s’il est opportuniste, peut-il y voir un intérêt pour sa carrière. Mais une calamité, même toute petite (ce qui n’est pas le cas ici), qu’on pourrait rattacher à une décision de sa part, c’est son cauchemar.

Le chat : peuh, encore ce fichu bouquin de management écrit avec Mathieu Maurice !

Moi : oui, excellent livre.

Le chat (faussement naïf) : mais, à mesure que les hommes s’élèvent dans la hiérarchie, n’est-il pas vrai qu’ils prennent des décisions de plus en plus stratégiques ?

Moi : cela est exact.

Le chat : dès lors, n’est-il pas vrai qu’il sera d’autant plus difficile de faire un constat objectif, surtout à court terme, que telle ou telle décision était mauvaise ? Et le décideur ne trouvera-t-il pas d’autant plus des coupables pour une mauvaise mise en œuvre que sa stratégie était fumeuse ? Et enfin, n’aura-t-il pas eu le temps mille fois de s’envoler vers d’autres postes, tout fanfaron, car plus la stratégie est à long terme et plus la preuve de son échec arrive tard ?

Je réfléchis à ce point. Le matou était dans le vrai, mais cela ne marchait pas dans notre cas.

Moi : il y a un autre aspect des choses. C’est que pour un politique, la seule chose mortelle est l’inaction. Et, avançai-je, on lui reprochera moins une mauvaise décision (et cela pourra se discuter davantage, il dira que c’est un procès politicien, que lui au moins il a tenu la barre, etc.) qu’une non-décision. Alors qu’en entreprise… Certes, on y rencontre également des agités, qui sont de bien mauvais managers. Mais on y trouve aussi beaucoup de managers immobilistes. Ils prônent l’idée que ce qui a toujours marché jusque-là marchera encore. Dans un certain type d’entreprise, ceux-là font figure de sages, voire de remparts.

Le chat (surpris) : tiens, moi qui croyais que les entreprises étaient un sommet d’adaptation et d’agilité.

Ce chat est d’une naïveté, pensai-je en moi-même.

Le chat : ça, c’était pour la statistique. Mais bien sûr l’autre aspect de la question est le plus intéressant : quel genre de morts préférez-vous ?

Moi : quoi ?

Le chat (pervers) : mais oui… De nombreuses autres choses provoquent des millions de morts. Les accidents de la route, la pollution, le tabagisme, la grippe saisonnière, les cancers, la pauvreté… Mais ces morts-là ne sont pas intolérables au point que vous provoquiez un arrêt généralisé de l’économie. Il y a pourtant des chances qu’une bonne part de ces morts-là aurait justement pu être évitée par une diminution de l’activité. Comment mon maître (je sentais venir l’ironie) explique-t-il que, pour contenir les morts du covid, les gouvernements des hommes préfèrent confiner et mettre à l’arrêt leurs pays entiers ?

Quel genre de morts préférons-nous ? La question ne me prenait pas au dépourvu, même si je n’aimais guère la réponse.

Moi : peut-être le virus nous apparaît-il comme une agression contre laquelle il faut se battre. Au contraire d’autres morts qui nous semblent être une fatalité avec laquelle il faut vivre…

Le chat (susurrant) : intéressant… Continues…

Moi : mais… C’est la représentation que l’on se fait de l’ennemi, voilà tout… Que veux-tu que je te dise de plus ?

Le chat : ceci, mon bon maître. Vous les humains préférez croire qu’il existe encore un petit bout de nature à soumettre. En l’espèce les vilains virus. C’est ce que vous avez toujours fait… Plutôt que de remettre en question les conséquences désastreuses de l’action de l’homme sur la nature et sur lui-même.

Moi : que sous-entends-tu, vilaine bête ?

Le chat : moi, rien… Je me dis (ajouta-t-il pourtant) que les mutations qui permettent aux virus animaux de se développer chez l’homme sont sélectionnées justement parce que c’est là qu’il y a de la biomasse, désormais. Puisque vous avez tué toutes les autres bêtes, et que vous proliférez.

Non sans une certaine férocité, il ajouta : « Darwin ! »

Un soubresaut le secoua et il se rua pour mordiller une puce imaginaire sur sa patte d’un blanc immaculé. Puis, tout en feignant regarder ailleurs, il conclut sa démonstration – tout comme Cyrano, à la fin de l’envoi, touchait.

Le chat : ce n’est pas que vous vous vouliez éviter des morts. Tss-tss… C’est que vous préférez les morts qui ne remettent pas en cause vos certitudes.

Moi, je crois que mon chat n’a raison qu’en partie. Certes, nous sommes notre principal ennemi. Mais je veux croire que nous avons gardé notre capacité de nous adapter.

Qu’en pensez-vous ?

(c) lingvistov.com

ARE WE STILL IMMORTAL?

(version française ici)

These days, in the midst of dark news, a little melody hums that « it won’t be the same afterwards » and that were going to « change things« .

Certainly next time we will be better prepared for pandemic-type health crises. But those who sing this singular refrain obviously aspire to greater change. And indeed, we can all see that greenhouse gas emissions have fallen worldwide, that there are no more traffic jams in Paris, that in Venice, the waters of the lagoon have regained a crystalline transparency and that everywhere in the city we can hear the trills of birds again… It even seems that small wild animals are once again venturing into the deserted streets of our megalopolis.

Some humans start dreaming that we won’t start « as before » again, at least not exactly…

Stimulate, okay, but what?

But is it realistic? On the part of those who are preparing for the aftermath, politicians and business leaders in particular, we only hear talk of « economic recovery« . And it is certain that the problem that will arise in the very short term is to restart the current machine, not to invent a new one. No doubt many leaders will think: « above all, let’s not change anything, this is no time« .

And when will that time come? The very idea of environmental « transition » presupposes that there is room for manoeuvre, released by the system in place and allowing for investments that are less profitable, or that will only become so later, when, for example, the economy finally values environmental externalities.

In fact, there is a legitimate fear that these margins of manoeuvre are already shrinking day by day. Without even the worst predictions of the collapsologists coming true, it is far from certain that we will have as much financial means to act tomorrow as we have today. Sometimes I even think that the difficulties facing our economies are becoming more and more brutal. And so we urgently need to tie up our financial capital in sustainable investments, while there are still means available and choices to be made.

The « stimulus » plans that are on the horizon could well be a turning point, the point at which the reduced room for manoeuvre in our economies becomes a reality. For they are being presented as huge public plans financed entirely on credit. And credit is meant to be repaid. Even if it costs relatively little interest (for the moment only, by the way, because most of government debts are constantly being refinanced).

Between the need to support jobs and activities where they are now, and the bond to pay back fabulous loans tomorrow, there is a major risk that our ability to redirect the economy, in some ways less chaotic than others, will be severely curtailed.

Of course, the health crisis does not, in itself, call into question the linear economic model (extract-process-consumer-throw away). But if it were time to ask the question, with mesured targets: « Relaunch, okay, but what? What is the strategy behind? »

Like any investment, the recovery must prepare the future… A fortiori when it is on a (very) large scale

As citizens and actors, we must react if governments remain in the idea of a marshall plan of harmful production and mephitic consumption… A hackneyed recipe that dates back to before ecological awareness. If it is only that, then we will see our mistakes accelerating because, committing them more than ever on credit, we will see the world economy leaning even further into its imbalance.  

But we can also hope that the windfall can be thought of politically, that is to say, that it can set out a certain vision of the future. And thus, for a part, benefit the acceleration of the ecological transition economy. Will politicians have the necessary foresight and impetus? Or, paralysed by fear of the unknown, will they simply try to restore the previous state, without realizing that they are devouring the future of the planet on credit? A double borrowing from the future…

The vast recovery that lies ahead must not only be aimed at a short-term object (it must, of course, be aimed at that as well). But like any investment, it must also prepare for the future. A fortiori on this scale. And all the more so as the future looks difficult (which is a given).

Act without delay since nothing human is immortal

It all depends on the conviction, whether we are animated or not, that the environmental emergency is there and that at the same time our means are dwindling… And, thus, that all this credit, monstrously inflated at the expense of the planet (it is not a cause and effect link, but there is a correlation), will end badly. For me, to immobilize money, while there is some, in the good investments of the future is essential and urgent.

It is therefore also necessary to renounce the blissful belief that the State can be eternally in debt. That the bond issuance is a permanent distribution of money without severity, since we are immortal. This well-known pathology of our governments is so to speak of a psychological nature, and I had commented on it in one of my books (La nouvelle relation public-privé aux éditions Eyrolles). It is a fatal credo. This idol must be brought down.

Here is a translated excerpt from « the new public-private relationship » shedding light on the pathology of the State that believes itself to be eternal.

It would be a paradoxical « goodness » that the fragility of our existences, which covid-19 harshly reminds us of, also convinces us that nothing is immortal or eternal: neither the State, nor credit, nor the accumulation of capital… nor even our civilization…. And that we must therefore act now, while we have the means, to hope not to suffer tomorrow.